Ce texte participe d’un atelier d’écriture en ligne
/ proposé par Arnaud Friedmann.
/ vous pouvez connaître la règle du jeu ici, si vous souhaitez participer et rédiger la lettre des seize ans, en adressant votre texte avant dimanche 27 décembre à 19h.
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Je me retourne dans mon lit : je ne suis plus condamné. Je triture l’avenir, comme s’il ne se résumait pas à neuf jours. C’est immense, neuf jours. Neuf fois, Angélique sonnera. Sa silhouette derrière la porte. Je trouverai des tâches à lui faire faire. Elle a besoin d’argent.
Avant qu’elle ne parte, je l’ai aidée à enfiler sa veste. Le tissu, contre mes doigts, comme si j’avais eu quinze ans. Son épaule.
Elle s’est retournée, elle m’a dit : à demain. J’ai cru comprendre qu’elle avait hâte, elle aussi.
Tu pèses soixante trois kilos. Sous tes yeux, la peau est noire. A cause des médicaments, ta transpiration est acide. C’est ton squelette qu’elle contemple, et elle en a pitié. C’est odieux de l’obliger à revenir. La seule décence, c’est d’annuler le rendez-vous.
Je descends l’escalier. Elle était là, ce matin. Nous avons bu un café sur la table basse du salon. Béatrice sur ses genoux. Qu’est-ce qu’elle est belle, votre fille ! Elle a reposé la tasse. J’ai paniqué. Je ne voulais pas qu’elle parte. Elle a dit : vous en auriez encore un peu ?
Je lui ai montré mon jardin. Ce que j’aurais voulu en faire, si j’avais eu du temps. Il est déjà très joli comme ça.
Elle a traîné dans la maison. M’a proposé de préparer le repas de Béatrice. De le lui donner. Je l’ai laissée faire. Pendant quelques minutes, ça a ressemblé à un foyer.
Vers quatorze heures, elle a dit : il faut que j’y aille, je dois faire le ménage chez les Belot. Vous voulez que je revienne, après ? J’ai répondu non. Quand Béatrice s’est endormie, j’ai écrit la lettre des quinze ans. D’un trait.
Je n’annulerai pas le rendez-vous.
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Cinq heures du matin : je ne me rendormirai pas. Dans la pièce d’à côté, le souffle régulier de Béatrice. Je n’ai pas la force de me lever, d’aller la voir.
Une énergie nouvelle s’est éveillée en même temps que moi. L’envie de ne pas rester au lit, à traquer mes douleurs, à traquer les progrès de la mort. Avoir quelque chose à raconter à Angélique, quand elle s’installera en face de moi dans le fauteuil, Béatrice dans ses bras.
Je parviens à ça. A ces efforts qui m’auraient paru hier inconcevables. Je soulève l’ordinateur, je le branche, je le pose sur mes genoux. J’ai calé mon dos dans les coussins. Je fais défiler les premiers films des premiers mois de Béatrice. Je tenais la caméra, je ne savais pas que j’étais malade, qu’il n’y aurait plus de sommeils, de films de berceaux. Pas d’autres images de ma fille que celles d’un enfant d’un an.
Je n’ai pas réussi en copiant les images à récupérer le son. Les mouvements muets de Béatrice diffusent une douceur dans la pièce, tandis que l’aube s’insinue entre sol et volet. J’aperçois aux murs des échos de l’écran.
Je m’étais dit que je ne les regarderais jamais, ces minutes où Béatrice remue dans son berceau. Je pensais que je gaspillais du temps, de la pellicule. J’avais tort. Je pourrais rester comme ça jusqu’à ma mort, ou jusqu’à l’arrivée d’Angélique. Je lui dirais « Regardez, c’est Béatrice dans son berceau à un mois.».
Elle s’approcherait de moi. Pour accéder à l’écran, elle serait obligée de s’appuyer contre mon épaule. Elle ne dirait rien, et les images, celles-là mêmes que je regarde en ce moment, défileraient éternellement et éternellement muettes.
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Je prépare le biberon de Béatrice. L’insomnie de la nuit alourdit mon bras. Les images du caméscope s’ensevelissent entre fatigue et féérie. J’ai hâte que le biberon soit donné, que l’énergie de Béatrice au réveil se soit atténuée. J’ai hâte qu’il soit onze heures.
Tout à coup, je me dis qu’Angélique n’a pas existé. Qu’elle est un produit des médicaments, des insomnies, un fantasme. Je tremble. Je fixe le sol pour me convaincre de sa propreté nouvelle. Je déplace mon bras, le lait s’écoule sur les dalles de la cuisine, se stabilise dans une petite flaque à la forme qui ne m’évoque rien.
Je tourne dans les pièces en espérant retrouver son parfum. Béatrice se réveille, je l’entends qui m’appelle. Je voudrais qu’elle dorme encore pour me laisser seul à la recherche des traces d’Angélique.
Béatrice pleure. Je suis un mauvais père.
A présent, je lui donne le biberon. Ses pieds fouettent mes jambes, me font mal. « Calme-toi ». Je répète ces deux mots, infiniment, et c’est moi qui me calme, qui profite de ma fille, de son corps contre le mien, des gargouillis du lait qu’elle aspire.
Quand elle a fini, je me dis qu’il doit être 9H30.
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Nous marchons dans les rues du village. Angélique a dit « si vous voulez vous appuyer contre mon bras… ». J’ai refusé, j’ai juste accepté que nous ralentissions. Derrière les fenêtres, il doit y avoir des gens qui savent. Qui nous regardent. Qui s’étonnent de me voir dehors.
Je ne voulais pas sortir. Quand Angélique me l’a proposé, j’ai répondu « non ». Avec violence. Je ne voulais pas de cette nouveauté qui m’arracherait au rêve de nous que j’avais projeté dans le salon. « Je peux au moins emmener la petite, si vous voulez ». J’ai entendu cet « au moins ». J’ai regardé par la fenêtre, découvert le soleil, le ciel dégagé. Je ne pouvais pas empêcher ma fille de sortir. « Allez-y ». Je resterais seul. Les survivants iraient sans moi profiter du soleil, de la vie. J’ai pensé ça, mon visage s’est enlaidi.
Elles se sont préparées. Sur le pas de la porte, Angélique a demandé très doucement : « alors c’est sûr, vous ne venez pas ? ». Je suis venu.
Nous marchons. A ma droite, il y a le corps d’Angélique. J’aurais dû accepter sa proposition, la laisser toucher mon bras. A part Béatrice, depuis combien de temps n’ai-je pas eu envie de sentir le corps de quelqu’un contre le mien ? Voilà, je suis sur le point de bander. Le médecin m’avait dit que ça n’arriverait plus.
Peut-être que je ne crèverai pas. Peut-être que j’aurai droit à un sursis, à des jours supplémentaires de promenade dans le village avec Angélique à mes côtés. C’est comme l’adolescence qui revient tout à coup, exactement l’adolescence lorsque je marchais dans la nuit et que j’attendais d’aimer. Je ne me souvenais pas que c’était aussi doux, ni aussi exaltant. Il faudra que j’en parle à Béatrice, dans une lettre. Que je lui souhaite de connaître ça.
L’énergie vitale.
Puis je tousse, violemment. Je dois m’asseoir, cracher. Béatrice et Angélique assistent à ça. Un corps malade. Un corps qui crève. Il n’y aura pas de guérison.
« Vous voulez qu’on rentre ? ». Elle me parle doucement, comme à un mourant. Ça ne me peine pas. Je lui souris, sans me forcer. « Non, je vais souffler un peu, puis on continuera ». Quelques pas encore. Le tour du village. Le soleil au dessus de nous. La silhouette de Béatrice qui gambade. Le corps d’Angélique.
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Ce texte participe d’un atelier d’écriture en ligne
/ proposé par Arnaud Friedmann.
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